Modern World*

Tout le monde se souvient de cette scène épique du film de Franc Roddam "Quadrophenia" dans laquelle des centaines de mods défilent le long de la plage de Brighton en Angleterre. Nous sommes en 1964. Le phénomène mod bat son plein. Ils sont partout, dans toutes les grandes villes du Royaume-Uni, Londres, Birmingham, Manchester. Précurseurs des skinheads, les mods vont marquer la culture britannique par leur style, leur ouverture aux musiques noires, leur dandysme et leur hédonisme.

WE ARE THE MODS !*

Les premiers mods, abréviation de "modernists", apparaissent sur la scène anglaise à la fin des 50's en marge de la déferlante rock'n'roll venue des Etats-Unis. Héritiers des zazous et des zootsuiters* américains, les modernists sont des fans de bebop et de hard bop qui se pavanent dans les cafés italiens et les clubs jazzy de Carnaby street en costumes tirés à quatre épingles. Mais le mouvement mod démarre véritablement en 1962 lorsque certains clubs de jazz comme le Flamingo ou le Scene Club s'ouvrent aux musiques noires et programment des titres de rythm'n' blues, de bluebeat et de rocksteady* jamaicain. Selon Dick Hebdige*, en 1963, les codes culturels du modisme sont déjà établis ; l'obsession pour l'élégance vestimentaire, le mode de vie hédoniste et rebelle à travers la musique, la danse et le scooterisme. Les mods sont dès lors aisément identifiables au sein de la société britannique par leur look chic et classe.

Dans les 60's, le monde de l'après-guerre est en pleine réorganisation. La jeunesse occidentale s'émancipe des contraintes morale, découvre la société de consommation et la sexualité libérée. Les mods sont des adolescents issus, pour la plupart, des quartiersvouvriers. Ils fantasment sur la Dolce vita italienne et les Vacances Romaines de William Wyler*, découvrent les films français de la Nouvelle Vague et les dégaines de voyou du Belmondo d'A Bout de Souffle. Pourtant la vie du jeune mod londonien est plus proche de celle des teenagers d'Absolute Beginners* ou des personnages désabusés des romans des Angry Young Men* que des héros insouciants du Saint-germain des Près existentialiste. Peter Meaden, manager des Who exprimera parfaitement le désir d'ascension sociale de ces jeunes prolos s'essayant à conjurer leurs conditions modestes par la frime et la pose, la nécessité d'être plus élégant que son patron. Le trip dandy unique façon d'affirmer l'orgueil de la working class (clean living under difficult circumstances*).

Le fashion style est aux blousons Harrington et costumes Tonic suits enfilés sur un polo Fred Perry ou une chemise Ben Sherman. Les chaussures sont des Clark Desert boots, des Winklepies à bouts pointus ou des Chelsea boots. La fameuse parka militaire US M51 fishtail floquée de la cocarde tricolore complète la panoplie, pour protéger le costume lors des déplacements en scooters italiens Vespa (GS 160) ou Lambretta (TV ou SX 200) customisés, bardés de phares et rétroviseurs chromés. Les filles se coiffent à la Louise Brook, imitent Françoise Hardy, Brigitte Bardot et ses robes Vichy ou la mannequin Twiggy, icone de la mode du Swiggin' London. Le design emprunte au pop art ses couleurs flashy et ses figures géométriques, damiers, flèches et cocardes (celle de la RAF deviendra l'emblème du modisme).

Les leaders mods sont appelés "faces". Ce sont eux qui lancent les modes, les nouvelles chorégraphies, les tendances musicales, les nouveaux clubs. Ace, le personnage interprété par Sting dans le film Quadrophenia est un face. David Bowie, Marc Bolan, Rod Stewart, Steve Marriott ou Alain Chamfort en France furent les faces les plus célèbres des 60's. Paul Weller, leader du groupe The Jam en était un lors du revival mod de la fin des années 70.

La consommation d'amphétamines sera aussi l'une des caractéristiques du modisme. Blues, Purple hearts, Black bombers, les petites pilules colorées permettent aux mods de rester actifs, de vivre l'instant au maximum, de danser toute la nuit. Musicalement, les mods sont déjà des inconditionnels de soul et de rythm'n'blues (la production des labels américains Sax et Tamla Motown), des groupes du british beat naissant (The Spencer Davis Group, Dave Clark Five, The Creation, The Sorrow, The Kinks) ou fondent leurs propres combos (Les Small Faces de Steve Marriott, The Who, The Artwood, The Fleur de Lys, the Action, les Blue Flames de Georgie Fame...).

"Tu dois être un mod ou un rocker pour être quelque chose" (une modette lors d'une interview au journal Daily Mirror en 1964).

Dès le printemps 1964, Les mods sont déjà à la une de la presse britannique. Tous les week-ends, des hordes de gamins énervés déferlent en scooters sur les plages de Brighton, semant le chaos dans cette tranquille station balnéaire d'Angleterre. Les batailles rangées qu'ils livrent contre leurs ennemis jurés, ces rockers gominés, en cuir et bottes, fans de rock'n'roll (celui de Gene Vincent et Eddie Cochran), de motos Triumph Bonneville ou Norton resteront dans les annales du rock.

I'M A MOCKER*

L'émergence du flower power et du psychédélisme dès 1966 met un terme à la première vague mod. La jeunesse anglaise vire hippie et abandonne le speed et les costumes pour le haschich et les tuniques indiennes. Les mods se retrouvent has-been comme les rockers avant eux. Les plus radicaux d'entre eux se retrouveront dans la scène hard mod et suedehead qui sera à l'origine du mouvement skinhead. Les autres deviendront ces soul boys, amateurs de soul et de funk du nord de l'Angleterre (la northern soul de Manchester autour du Twisted Wheel club notamment).

NOUVELLE VAGUE

En 1979, la sortie du film Quadrophenia de Franc Roddam déclenche un revival mod qui déborde largement les frontières britanniques. Des clubs mods apparaissent en Californie (Los Angeles) et dans la plupart des grandes villes d'Europe, à Rome, Milan, Bruxelles, Amsterdam, Perpignan, Nice où les Playboys récupèrent le son garage et l'héritage de Dutronc. A Paris, les bandes de mods de la place Gambetta dans le 20ème seront les plus emblématiques du modisme français.

Les groupes majeurs de cette période sont The Chords, The Modettes, The Merton Parkas, The Lambrettas, Secret Affair,The Jam et le Style Council de Paul Weller, en droite ligne de la northern soul des early 70's.

Certains groupes mods (The Prisoners, the Charlatans) s'acharnent jusqu'à la fin des 90's, mêlant rock garage et psychédélisme énervé avant le split inéluctable. Pour autant, d'autres reprendront l'héritage du modisme, comme ces groupes de la Britpop (Oasis, Blur, Inspiral Carpets, The Libertines, The La's, The verves) qualifiés de new mod par la presse britannique ; la scène Madchester et alternative dance ou le courant acid jazz (The Brand New Heavies). Les clubs de scooterisme maintiendront aussi jusqu'à nos jours la flamme du modisme par l'organisation de week-end revivals et de rallyes en scooter à Brighton et dans d'autres villes d'Europe.

Mais la culture modernist avec son ensemble de signifiants a depuis longtemps été absorbée par la culture dominante. Les mods nous ont pourtant légué cet individualisme forcené, ce way of life voué aux loisirs, à l'immédiateté et aux plaisirs. Certains n'y verront que l'une des causes du déclin social actuel ; d'autres une tentative flamboyante et illusoire de contourner le système.

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NOTES

*This is the modern World, titre du second album du groupe The Jam (1977).

*We are the mods ! slogan des mods.

*Zootsuiter, contreculture des années 30/40 aux USA.

*Rocksteady, style musical jamaïcain des 60's issu du ska.

*Dick Hebdige, sociologue britannique spécialiste des contrecultures. Voir RATpress, article "Will go Underground" en rubrique "contrecultures".

*William Wyler (1901/1981),cinéaste et réalisateur américain.

*Absolute Beginners, roman de l'auteur britannique Colin MacInnes, paru en 1959. Voir aussi le film musical de Julien Temple du même titre réalisé en 1986.

*The Angry Young Men (Jeunes Hommes en colère), nom d'un groupe d'écrivains britanniques des années 50.

*"Clean living under difficult circumstances" (Vivre propre dans des circonstances difficiles, qu'on peut résumer par l'expression, "être à la hauteur en toute circonstance").

*"I'm a mocker", réponse de Ringo Starr (batteur des Beatles) à un journaliste lui demandant s'il était un mod ou un rocker. Le mot "mocker" signifiant "moqueur, railleur" en anglais.

DISCO

The Small Faces : le premier Lp "Small faces" de 1968. Ecouter aussi le génialissime "Itchycoo park", titre de 1967, "Lazy sunday" véritable ode au way of life modiste ou "Tin soldier".

L'indispensable premier Lp des Who et le titre "My generation", hymne éternel du modisme.

Voir aussi The Graham Bond Organisation (Lp "The sound of 65") et la Compilation 1964/65 des Bo Street Runners.

Bien que les Kinks ne se soient jamais considérés comme mods, ils n'en étaient pas moins admirés par les jeunes mods. En outre, les frères Davies sont à l'origine des hits les plus énormes de la pop british des mid-sixties comme "Waterloo sunset", "Sunny afternoon", "Dandy" ou l'imparable "You really got me" à l'origine du hard rock.

Pour les groupes de 1979, voir les albums de The Jam et du style Council de Paul Weller, les Merton Parkas de Mick Talbot ou The Chords, à mon sens les meilleurs bands du mouvement revivaliste.

Ecouter aussi les groupes du courant new mod (ou britpop), The Libertines, The La's et les hits de Oasis ("Supersonic") et de Blur ( "Song 2" ou "Girls & Boys").

Indispensable aussi, le deuxième album de The Prisoners "TheWiserMiserDemelza" (1983) pour le son garage psychedelic et les nappes d'orgue Hammond du claviériste James Taylor.

BIBLIO

François Thomazeau : "Mods, la révolte par l'élégance" (éditions du Castor Astral, 2011). L'ouvrage de référence du mouvement mod.

Paolo Hewitt : "Mods, une anthologie. Speed, Vespa et rythm'n'Blues" (éditions Rivage Rouge, 2011).

MOVIES

L'incontournable film "Quadrophenia" (1979) de Franc Roddam, à l'origine du revival mod de la fin des 70's, inspiré de l'opéra rock du groupe The Who (1973).

WEB

www.modculture.co.uk (site en anglais)

www.le-cercle-modernist.com (la référence du modisme en France)

Dr. Mortmagus - Août 2018