top of page
  • Facebook
  • Mastodon_logotype_(simple)

INDUSTRIAL PEOPLE

Dernière mise à jour : 4 juin 2024




Usine et hautes cheminées fumantes sous un ciel gris traversée par une voie ferrée jonchée de gravats

Selon Jon Savage, auteur et journaliste britannique, il règne en Angleterre à la fin des années 70 un climat de pré-guerre civile. La décennie est en effet marquée par d'importantes crises économiques et sociales qui auront pour conséquence l'élection en 1979 de la très conservatrice Margaret Thatcher au poste de première ministre du royaume. Durant cette période, la Grande-Bretagne est en pleine déliquescence, aboutissement du long étiolement de la société britannique depuis la Seconde Guerre mondiale. Les industries sont vieillissantes, le chômage ne cesse de grimper (12% des actifs en 1982), le taux d'inflation atteint le record historique de 24,21%* en 1975. Le pays entre d'ailleurs en récession en juillet de cette même année. Cette conjoncture provoque des grèves à répétition, une instabilité politique chronique et la paupérisation d'une partie de la population. A cela s'ajoute les vagues d'attentats menées par l'IRA (Irish Republican Army) en plein coeur de Londres et la montée du National Front, parti d'extrême-droite xénophobe et nationaliste. Friches industrielles, zones périphériques à l'abandon, anciens quartiers victoriens en pleine démolition, les grandes villes britanniques vivent alors dans une ambiance de décombres, de squats et de terrains vagues. "There's no future in England's dreaming"* chante Johnny Rotten, leader ricanant des Sex Pistols en 1977. C'est dans ce décor de fin de monde que la scène industrielle voit le jour.

En 1976, les clowns subversifs du collectif Coum Transmission abandonnent leurs défroques de freaks post-hippies pour fonder le groupe Throbbing Gristle et le label Industrial Records. Son slogan : "Industrial music for industrial people". L'heure n'est plus à la foire situationniste. L'époque a viré gris urbain. Les punks sèment déjà le chaos dans les rues et les médias anglais. Les membres de Throbbing Gristle migrent dans l'un de ces quartiers sinistrés de Londres et s'installent dans un bâtiment lugubre de Martello street, rebaptisé pour l'occasion la Death Factory. Les punks s'acharnent vainement à dénoncer le mercantilisme des grosses compagnies de disques mais dès 1976 Clash et Sex Pistols trahissent et signent respectivement avec CBS et EMI. La révolte punk a fait long feu. A l'opposé, la politique de production de la scène industrielle reste résolument anti-commerciale via des labels indépendants. Le label Industrial Records donne ainsi son nom à une contre-culture plus radicale et contestataire, le mouvement industriel.


STAY UNDERGROUND

Bien que la scène industrielle soit considérée par les médias comme un simple courant musical, ses fondateurs et premiers acteurs ne sont pas des musiciens. Genesis P. Orridge et Cosey Fanni Tutti du groupe Throbbing Gristle sont des performers adeptes des happenings. Chris Carter (TG) est ingénieur du son, Chris Christopherson (TG) designer. Richard H. Kirk (Cabaret Voltaire) et Monte cazazza sortent chacun d'une école d'art. La publication en 1983 par RE/Search Publications* du "Industrial Culture Handbook", sorte de manifeste transgressif de la scène industrielle, la pose d'emblée comme une contre-culture dystopique avant-gardiste ; contreculture se définissant par :

Une diffusion affranchie des circuits commerciaux de distribution, via des labels autonomes comme Industrial Records (GB), Cold Meat Industry (Suède), Mute records (GB) ou Sordide Sentimental (France).

Une production artistique pluridisciplinaire et transversale qui ne se limite pas à la musique mais intègre d'autres supports d'expression : vidéos, photomontages, mail art, livrets, graphisme, performances, musique.

Des expérimentations musicales utilisant les bruitages, sons électroniques, manipulations sonores, utilisation des techniques de cut-up.

Une esthétique spécifique commune à tous les artistes et groupes industriels qui emprunte aux styles paramilitaire, totalitaire et brutaliste.

Des références à l'occultisme et à la magie.


INFLUENCES

Les influences revendiquées par les acteurs de la scène industrielle sont multiples mais présentent néanmoins une homogénéité artistique basée sur expérimentation.


On citera pour les courants musicaux :

La musique concrète (Pierre Schaeffer, Pierre Henry), la musique bruitiste de Karlheinz Stockhausen, le minimalisme de La Monte Young ou des compositeurs comme John Cage.

Le free jazz et le jazz expérimental de John Coltrane.

Le Velvet Underground (plus spécialement celui de l'album avec la chanteuse Nico) et L'inaudible Lp "Metal Music Machine" (1975) de Lou Reed.

Les artistes freaks (Frank Zappa, Captain Beefheart).

Le krautrock et le groupe allemand Kraftwerk.

Le mouvement punk.


Parmi les mouvements artistiques :

Le constructivisme russe et le futurisme italien, notamment l'Art des Bruits (1913), manifeste bruitiste du peintre et compositeur Luigi Russolo (1885/1947).

Le dadaïsme, le situationnisme, le courant architectural brutaliste, l'artiste Marcel Duchamp.


Autres influences :

Les courants magiques et occultes initiés par Aleister Crowley (thélémisme), Austin Osman Spare et la magie du chaos, le néopaganisme et le satanisme.

Des philosophes et écrivains comme Friedrich Nietzsche, Gilles Deleuze, Jean Baudrillard, Marshall McLuhan, l'auteur de science-fiction James G. Ballard sans oublier l'importance majeure de l'écrivain William S. Burroughs, créateur avec Brion Gysin de la technique du cut-up* et son ouvrage "Révolution Electronique" (1970), véritable manuel de guérilla médiatique.


LIGNES DE FRONT

Les années 70 sonnent le glas de la contestation et des idéologies révolutionnaires des 60'S. Seconde vague féministe, mouvement homosexuel (révoltes de Stonewall), luttes antiracistes (Black Panthers, Droits civiques), utopies libertaires hippies sont autant de vestiges d'une révolution systémique qui n'a pas eu lieu. Les années 80 naissantes annoncent déjà un nouvel ordre mondial, celui de la globalisation, des multinationales, du néolibéralisme agressif, du SIDA et de la contre-révolution conservatrice symbolisée par les élections de Ronald Reagan et Margaret Thatcher.


Divinité mécanique de couleur acier en bas-relief

La scène industrielle affirme dès le début une intention idéologique radicale qui cible principalement la censure morale et la manipulation des populations par les médias de masse, la propagande politique* et les religions.

L'individu conditionné par et pour le travail et la consommation, finit par trouver une satisfaction quasi-masochiste à l'emprise exercée sur sa vie par les mécanismes de contrôle* du système capitaliste et collectiviste. Il s'agit donc pour les groupes et artistes de la mouvance industrielle de dénoncer la réalité de cette oppression insidieuse et toute l'horreur absurde de la logique productiviste par une contre-propagande à la fois discursive et esthétique, quitte à emprunter une symbolique paroxystique aux aspects les plus sombres de l'inconscient collectif : pornographie, pollution, terrorisme (le titre "Baader Meinhof" de Cabaret Voltaire) jusqu'à l'univers concentrationnaire nazi et la mécanisation de la mort ("Zyklon B zombie" de Throbbing Gristle). Une tactique de choc contre une "Stratégie du choc"*. Voir aussi les discours d'extrême-gauche du groupe britannique Test Department.


TACTIQUES DE CHOC

D'abord il y a l'expérimentation musicale, bidouillages électroniques à coups de samplers et autres synthétiseurs, sons quotidiens enregistrés, cut-up de bandes audios, voix triturées, hurlées, mélodies inexistantes ou dissonantes, bruits blancs, infrabasses*, marteaux-piqueurs du groupe Einstürzende Neubauten. Le projet musical consiste alors à recréer ces bruits ininterrompus qui composent l'ambiance sonore des sociétés urbaines, moteurs et machines, brouhaha des foules, messages, musiques (Le titre "ceux que j'aime/ceux que je hais" du groupe Etant Donné est un parfait exemple de cut-up sonore par un groupe industriel).

Puis viennent les intentions, la tactique de choc pour provoquer le public, l'extirper de son confort par l'agression ; le volume sonore élevé ou les fameuses infrabasses du groupe Throbbing Gristle provoquant des nausées parmi les spectateurs. Mais la tactique n'est pas uniquement (a)-musicale et sonique. Elle utilise aussi des textes dérangeants ("Lady Hamburger"), une imagerie trash évoquant tueurs en série, nazisme (les Slovènes de Laibach, Death in June), sexe extrême (le groupe Whitehouse), mises en scène et vidéos oppressantes. L'objectif de la performance est de briser le conditionnement et l'asservissement de l'individu aux médias dominants, dénoncer l'impasse de la société post-industrielle. Les concerts deviennent des cérémonies initiatiques, des rituels de désendoctrinement (le titre "Enochian calls" de Psychic TV avec l'enregistrement incantatoire du mage Aleister Crowley). Une influence occulte largement revendiquée par la scène industrielle dont plusieurs artistes sont engagés dans des organisations magiques : O.T.O (Ordo Templi Orientis), IOT (Illuminates of Thanateros), TOPY (Thee Temple ov Psychic Youth), succursale du groupe Psychic TV, culte de Zos Kia ou satanisme laveyen (Boyd Rice et son groupe NON).


EXTENSION DU DOMAINE INDUSTRIEL

Après la première vague de musique industrielle représentée par Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire, Monte Cazazza, Die Form, SPK, les Espagnols d'Esplendor Geometrico ou le Japonais Merzbow, les groupes de la seconde vague se diversifient, explorent d'autres voies musicales plus accessibles même si tous conservent une approche à la fois politique et expérimentale. La musique industrielle aura enfin une influence importante sur la naissance d'autres genres comme la noise, le trip hop, l'ambient ou la techno.

Les principaux sous-genres de la scène industrielle apparaissent entre le début des 80's et la fin des années 90.

La musique industrielle de la première vague est directement inspirée du Manifeste bruitiste futuriste de 1913. Ce style bruitiste (noise) deviendra un genre à part dans les années 80, et se déclinera lui-même en plusieurs sous-genres.


Le post-industriel regroupe de nombreuses variantes de la musique industrielle, dont :

*Le dark ambient caractérisé par des ambiances sombres voir morbides sur des nappages électroniques (le gallois Lustmord, Zoviet France, Coil, Nurse with Wounds).

*L'electro-industriel, style dansant proche de l'IBM mais conservant une approche plus expérimentale et rugueuse, associé à une subculture spécifique, les Rivethead* (voir les groupes Skinny Puppy, Front Line Assembly, Punish Yourself, Chemlab).

*L'EBM, (Electo Body Music), style dansant et minimaliste qui fera le lien entre la musique industrielle et la techno. Groupe représentatif, Front 242.

*Le power electronic, variante radicale de la musique industrielle et influence principale de la japanoise (noise japonaise). Whitehouse, The Grey Wolves ou Sutcliffe Jügen sont quelques groupes caractéristiques de ce style.

*Le rock industriel, genre plus musical mêlant guitares punks et démarche industrielle (Nine Inch Nails, Swans, Chrome, 16Volt).

*La harsh noise, style avant-gardiste brutal et difficilement écoutable (Merzbow, Whitehouse).

*Le néo-folk, projet de création d'une nouvelle musique ethnique européenne s'inspirant du paganisme et du romantisme noir (Current 93, Sol Invictus, death in June, NON).

*Le metal industriel, mixage des deux genres avec notamment les groupes Ministry, Godflesh, Revolting Cocks.

*Le martial industriel utilisant sonorités classiques, rythmes militaires et revendications ethno-européennes (voir Laibach ou les suédois d'Arditi).

*Le death industriel, sous-genre du power electronic incluant des éléments de death metal et de dark ambient. Sons lourds, bruitisme, thèmes relatifs à la guerre, au satanisme (In Slaughter Natives ou les Russes de Goatpsalm).

*La power noise, variante de la techno hardcore (voir Savak ou Combichrist).


Les années 90,

*L'IDM ou Intelligent Dance Music (Aphex Twins, Lords of Acid).

*La techno industrielle, mix de techno et IDM (les Français de Spina).

*La neue deutsche härte, sous-genre allemand de dance metal intégrant des sons industriels (Rammstein, Oomph! et aux origines, le duo DAF/Deutsche Amerikanische Freundschafte.

*Le hip-hop industriel, genre dissonant et agressif représenté par les Américains de Death Grips, Dälek ou le rappeur new-yorkais Ei-p.


Les années 2000,

*Le black metal industriel (groupes Blacklodge, Aborym).

*L'afro-noise, mélange de rythmes tribaux, d'ambient et de noise (voir le groupe Cut Hands ou le duo kenyan Duma).


 NOTES

*Chiffre FMI/OCDE (cpi indicator).

*Extrait du titre "God save the Queen" des Sex Pistols.

*RE/Search Publications  est un éditeur américain de magazine et livres.

*La technique du cut-up consiste à découper des bribes de phrases dans un texte puis de les réassembler pour reconstituer un nouveau texte complètement différent. Cette technique peut aussi être utiliser avec des enregistrements audios, des films ou vidéos. William S. Burroughs considérait que chaque individus était soumis dans son quotidien à un cut-up permanent de sons, d'images, de discours, captés inconsciemment par notre esprit. La technique du cut-up permettait de subvertir les messages des médias et de changer la réalité.

*Voir à ce sujet l'ouvrage de Serge Tchakhotine "Le Viol des foule par la Propagande Politique".

*Voir les notions de biopolitique et de sociétés de contrôle développées par Michel Foucault et Gilles Deleuze.

*Titre d'un ouvrage de Naomie Klein sur le "capitalisme du désastre".

*Bruits blancs et infra basses (ou infrasons). Le bruit blanc est un fond sonore regroupant toutes les fréquences audios et qui agit comme un isolant sonique. Les infrasons sont des bruits à très basses fréquences (moins de 20Hz) pouvant provoquer nausées et maux de tête.

*Les Rivetheads (Tête de rivets en français) sont des amateurs d'électro-indus au look spécifique emprunté au survivalisme en zone urbaine, au style punk et au fétichisme Sm.


DISCO SELECTIVE




*Lou Reed : Metal machine Music (1975).

On se demande quelle mouche a piqué Lou Reed lors de l'enregistrement de cet album tout en grincements, répétitions de notes et mélodies aigrelettes perdues dans une cacophonie instrumentale, dans la droite ligne du délire sonore de "European son" du Velvet Underground.

*Various authors : The Industrial Records Story : 1976/1981 (1984).

Regroupe des enregistrements des principaux groupes industriels de la première vague, Cabaret Voltaire, Throbbing Gristle, Monte Cazazza, Clock DVA, Leather Nun, SPK ainsi que l'écrivain William S. Burroughs.

*Throbbing Gristle : The Second Annual Report (1977) et Greatest Hits (1981). Deux disques fondateurs de la scène industrielle. Oreilles sensibles s'abstenir.

*Chrome : Groupe culte originaire de San Francisco, à la fois influence majeure de la scène post-punk et du rock industriel. Ecouter en priorité "Alien Soundtracks" (1978) et "Techromancy" (2017).

*23 Skidoo : Groupe britannique expérimental, pour l'excellent Lp "Seven Song" (1982), mêlant tambours africains, percussions japonaises, mysticisme post-punk et dissonances industrielles.

*Test Department (aussi Test Dept), autre groupe britannique expérimental proche de la mouvance industrielle. Voir son opus "Gododdin"* (1989) avec la participation de la compagnie de théâtre galloise (en gallois dans le texte) Brith Gof.

*16Volt, groupe de metal industriel américain pour l'album "Skin" (1994) tout en lignes de basse métalliques et rythmique pesante.

*Cut Hands, le projet afro-noise de William Bennett (ex-Whitehouse) et l'album "Festival of the dead" (2014), sorte de cérémonie vaudou à base de beats indus et de percussions afro.

*Nine Inch Nails. Album "Not the Actual Events" (2016).

*Sutcliffe Jügend, groupe britannique malgré un nom à consonnance allemande. Voir l'album "Offal" (2016) entre post-indus et power-electro.

*The Grey Wolves, groupe anglais à l'image sulfureuse, pour l'album en distortions et feedback agressifs "Exit Strategy" (2017).

Voir aussi le single "nag nag nag" hymne électropunk abrasif du groupe Cabaret Voltaire, sorti en 1979.


BIBLIO & opus cités

*L'Art des Bruits, Manifeste Futuriste de Luigi Russolo (Editions Allia 2003).

*Industrial Culture Handbook par V. Vale et Andrea Juno aux éditions RE/Search. La bible de la scène industrielle. Disponible uniquement en anglais. Vous pouvez le consultez sur le site archive.org : https://archive.org/details/ReSearchIndustrialCultureHandbook

*Industrial Music, volume 1 & 2 d'Eric Dubois (Editions Camion Blanc 2009/2012). Analyse complète du mouvement industriel et de son évolution depuis les pionniers de la première vague jusqu'aux années 2000.

*Assimilate, une histoire critique de la musique industrielle par Alexander Reed (Edition Camion Blanc 2018).

*Shock Factory, culture visuelle des musiques industrielles 1969-1985 par Nicolas Ballet (Editions Les Presses du Réel 2023). La scène industrielle à travers son aspect performatif et multimédias.


Opus cités :

*Révolution Electronique de William S. Burroughs aux éditions Allia (2017).

*La Stratégie du Choc : La Montée d'un Capitalisme du Désastre de Naomie Klein (éditions Actes Sud, 2008).

*Le Viol des Foules par la Propagande Politique de Serge Tchakhotine (éditions Gallimard 1992).

*La Naissance de la Biopolitique (cours du Collège de France 1978-1979) de Michel Foucault aux éditions du Seuil (2004).

*Pourparler (1972-1990) de Gilles Deleuze, sur les sociétés de contrôle, aux Editions de Minuit (2003).


Dr. Mortmagus (Avril 2024)



Comments


bottom of page